16.

La décision

 

 

Le bord du trou était usé, mais je m’y suis quand même écorché les mains et les jambes en sortant. Me mettre debout m’a fait un mal de chien, ankylosée comme j’étais, et j’ai été prise de vertiges dès que ma pression sanguine a chuté dans mon crâne.

J’avais une idée fixe : m’interposer entre Jared et ses assaillants.

Ils se tenaient tous immobiles, le regard rivé sur moi. Jared était dos au mur, les poings serrés tenus à hauteur des hanches. Devant lui, Kyle était plié en deux, les mains sur son estomac. Ian et un inconnu se trouvaient de part et d’autre, un peu en retrait, bouche bée. Profitant de leur surprise, en deux enjambées malhabiles, je me suis placée entre Kyle et Jared.

Kyle a été le premier à réagir. Je me trouvais à moins de trente centimètres et son premier réflexe a été de me repousser. Sa main a heurté mon épaule pour me projeter à terre. Au moment où j’allais tomber, on m’a pris le poignet pour me retenir.

Dès que Jared a réalisé ce qu’il venait de faire, il a lâché mon bras comme si ma peau était de l’acide.

— Rentre là-dedans ! m’a-t-il crié avec colère.

Il m’a poussée aussi, mais moins fort que Kyle. Son geste m’a fait reculer de deux pas vers ma geôle.

Je me trouvais dans un couloir étroit. L’endroit était semblable à ma cellule, en plus grand et plus profond. La lumière provenait d’une sorte de tube, posé par terre ; je ne savais pas comment il était alimenté. Il projetait des ombres distordues sur les visages des hommes, leur donnant des faces grimaçantes.

J’ai fait un pas vers eux, tournant le dos à Jared.

— C’est moi que tu veux, alors me voilà ! ai-je dit à Kyle. Laisse-le tranquille.

Pendant un instant, tout le monde est resté coi.

— Sale vermine ! a finalement lancé Ian, les yeux écarquillés d’horreur. Encore une ruse !

— J’ai dit : rentre là-dedans ! a répété Jared d’une voix sifflante de fureur.

Je me suis tournée à demi vers lui, pour ne pas perdre Kyle de vue.

— Ce n’est pas à toi d’assurer ma protection ! Pas à tes dépens !

Jared a grimacé en levant une main pour me repousser vers ma cellule.

J’ai fait un pas de côté ; ce mouvement m’a rapprochée de ceux qui voulaient me tuer.

Ian m’a attrapé les bras et les a tordus dans mon dos. Par réflexe, je me suis débattue, mais il était bien trop fort. Il déboîtait déjà mes articulations. J’ai hoqueté de douleur.

— Lâche-la ! a crié Jared en chargeant.

Kyle l’a saisi au cou tandis que le troisième homme le retenait par un bras.

— Ne lui faites pas de mal ! ai-je crié.

Je tirais sur les mains qui m’immobilisaient.

Le coude libre de Jared a percuté l’abdomen de Kyle. Kyle a lâché sa prise sous le choc. Jared s’est délivré de ses assaillants et a contre-attaqué. Son poing a trouvé le nez de Kyle. Du sang pourpre a éclaboussé le mur et la lampe bleue.

— Tue-le, Ian ! a crié Kyle en parlant de moi. (Il a plongé tête baissée sur Jared.)

— Non ! avons-nous crié ensemble, Jared et moi.

Ian m’a lâché les bras pour m’étrangler. J’ai griffé ses mains refermées autour de mon cou, en vain. Je ne pouvais plus respirer. Il a serré plus fort, m’a renversée en arrière.

Cela faisait un mal de chien… Ses mains qui écrasaient ma gorge, mes poumons qui se contractaient… C’était terrible. Je me tortillais au sol, moins pour échapper à ses mains qu’à la douleur.

Clic ! Clic !

Je n’avais entendu ce bruit qu’une seule fois auparavant, mais je l’ai reconnu immédiatement. Et les autres aussi. Tous se sont figés, Ian les mains toujours serrées sur mon cou.

— Kyle, Ian, Brandt, reculez ! a lancé Jeb.

Personne n’a bougé. Sauf moi qui griffais Ian et battais des pieds dans l’air.

Jared est passé sous le bras de Kyle et a foncé vers moi. J’ai vu son poing fondre vers mon visage. J’ai fermé les yeux.

Il y a eu un impact, juste à côté de mon oreille. Ian a poussé un cri ; je me suis écroulée au sol et suis restée prostrée par terre, haletante. Jared a reculé en me jetant un regard noir et s’est placé à côté de Jeb.

— Vous êtes mes invités ici, les gars, ne l’oubliez pas, a grogné Jeb. Je vous ai dit de laisser la gamine tranquille. Elle est aussi mon invitée, pour le moment, et je n’aime pas que mes invités s’entre-tuent.

— Jeb ! a gémi Ian au-dessus de moi, sa voix étouffée par la main qu’il tenait plaquée sur sa bouche. Jeb… c’est de la folie.

— Qu’est-ce que tu proposes ? a demandé Kyle. (Son visage était maculé de sang, une vision cauchemardesque. Mais il n’y avait aucun chevrotement de douleur dans sa voix, juste une colère sourde, ardente.) Nous avons le droit de savoir. On doit savoir si cet endroit est encore sûr ou s’il nous faut déménager. Pendant combien de temps vas-tu garder le mille-pattes comme animal de compagnie ? Que vas-tu faire de lui quand tu te seras lassé de jouer avec ? On mérite tous de connaître la vérité.

Les paroles de Kyle résonnaient en écho derrière mes tempes battantes. Me garder comme animal de compagnie ? Jeb avait dit que j’étais son « invitée ». Était-ce une autre façon de dire « sa prisonnière » ? Était-il possible qu’il y ait deux humains en ce monde qui n’exigent ni ma mort ni ma torture pour m’arracher des confessions ? Si c’était le cas, cela tenait du miracle.

— Je n’ai pas les réponses, Kyle, a répondu Jeb. Cela ne dépend pas de moi.

Ces paroles ne pouvaient les plonger plus profondément dans des abîmes de perplexité. Les quatre hommes, Kyle, Ian, celui que je ne connaissais pas, et même Jared, le regardaient, les yeux écarquillés d’incrédulité. Je haletais toujours aux pieds de Ian, regrettant de ne pouvoir aller me réfugier discrètement dans mon trou.

— Comment ça « Cela ne dépend pas de toi » ? a répété Kyle, n’en croyant pas ses oreilles. De qui alors ? Si tu penses mettre ça aux voix, tu peux d’ores et déjà dire adieu à ton mille-pattes ! Ian, Brandt et moi sommes les représentants tout désignés pour accomplir la décision du vote.

Jeb a secoué la tête – un mouvement nerveux –, sans quitter Kyle des yeux une seconde.

— Il n’est pas question de vote. Je suis chez moi.

— Qui va décider alors ? s’est écrié le géant.

Jeb a regardé tour à tour les trois hommes.

— Jared !

Tout le monde, moi incluse, s’est tourné vers lui.

Il a regardé Jeb, aussi éberlué que les autres. Je l’ai entendu serrer les dents de rage ; et il m’a lancé un regard chargé de haine.

— Jared ? a demandé Kyle en se carrant de nouveau devant Jeb. C’est ridicule ! (Il était hors de lui et postillonnait de rage.) Il est trop partie prenante. Pourquoi lui ? Comment pourrait-il être impartial dans cette histoire ?

— Jeb, je ne…, a marmonné Jared.

— Elle est sous ta responsabilité, Jared, a répondu Jeb d’un ton sans appel. Je t’aiderai, bien sûr, s’il survient d’autres problèmes comme celui-ci. Mais quand le moment sera venu, ce sera à toi de décider. (Il a levé une main pour faire taire Kyle qui s’apprêtait à protester.) Réfléchis, Kyle. Ouvre les yeux. Si quelqu’un trouve ta Jodi au cours d’une expédition et la ramène ici, tu voudrais que Doc ou qu’un vote décide de son sort ?

— Jodi est morte ! a sifflé Kyle entre ses lèvres dégoulinantes de sang. (Il m’a regardé avec la même expression que Jared un instant plus tôt.)

— Si son corps t’était revenu, ce serait quand même à toi de décider. Tu verrais une autre solution acceptable ?

— La majorité…

— C’est ma maison, mes règles, l’a interrompu Jeb. Le débat est clos. Pas de vote, pas d’expédition punitive. Vous trois, passez le mot aux autres. C’est comme ça. C’est un nouvel ajout au règlement.

— Encore un ? a marmonné Ian avec aigreur.

Jeb a ignoré la remarque.

— Si ce genre de situation se reproduit, bien que ce soit peu vraisemblable, ce sera à celui ou à celle à qui revient le corps qu’il appartiendra de décider. (Jeb a agité le canon du fusil vers Kyle, puis l’a abaissé.) Maintenant, tirez-vous. Je ne veux plus vous voir dans le secteur. Et annoncez aux autres que cet endroit est désormais « zone interdite ». Personne n’a le droit de venir ici, hormis Jared ; et si je chope quelqu’un en train de rôder dans le coin, il aura affaire à moi. C’est compris ? Maintenant, du balai ! (Il a levé à nouveau l’arme vers Kyle.)

Contre toute attente, les trois hommes ont obéi et se sont éloignés sans même lancer un geste haineux envers Jeb ou moi.

Jeb n’aurait pas fait feu. Jamais. C’est ce que je voulais croire…

Lors de notre première rencontre, Jeb m’avait paru la gentillesse même. Il avait eu des gestes doux pour moi ; il ne m’avait jamais témoigné la moindre hostilité. Et aujourd’hui, sur mes deux « alliés », il était le seul à ne me vouloir aucun mal. Jared, certes, s’était battu pour me protéger, mais il était évident qu’il était en plein dilemme. Il pouvait changer d’avis d’une seconde à l’autre. À en juger par son expression, une part de lui brûlait d’en finir avec moi, en particulier depuis que Jeb lui avait dit que la décision lui incomberait. Pendant que j’analysais la nouvelle donne, Jared me regardait avec un dégoût ostensible qui distordait chacun de ses traits.

D’un autre côté, même si je voulais croire que Jeb bluffait avec son fusil, il ne faisait aucun doute qu’il en aurait fait usage. Malgré son air gentil, Jeb devait être aussi cruel et implacable que les autres. Il avait forcément eu recours à son arme – pour tuer, pas seulement pour menacer –, sinon Kyle, Ian et ce Brandt ne lui auraient pas obéi aussi facilement.

C’est le désespoir qui veut ça, a murmuré Melanie. Dans les âges sombres, la gentillesse n’a plus droit de cité. Dans ce meilleur des mondes que tu as créé, nous sommes des fugitifs, une espèce en danger. Tous nos choix sont une question de vie ou de mort.

Chut… Je n’ai pas le temps de discuter. Je dois me concentrer.

Jared se tenait face à Jeb, une main tendue vers lui, paume ouverte, doigts en coupe. Maintenant que les autres étaient partis, leur posture s’était adoucie. Jeb souriait sous sa barbe de Père Noël, comme s’il avait apprécié cette négociation musclée. Drôle d’humain !

— Je t’en prie, ne me mets pas ça sur les épaules, Jeb, disait Jared. Kyle a raison sur ce point : je ne peux pas prendre une décision objective.

— Personne ne te demande de décider tout de suite. Elle ne va aller nulle part. (Jeb a tourné la tête vers moi, toujours souriant. L’œil le plus proche de moi, celui que Jared ne pouvait voir, s’est fermé et rouvert rapidement. Il m’avait fait un clin d’œil !) Pas après tout le mal qu’elle s’est donné pour venir jusqu’ici. Tu as tout le temps de réfléchir…

— C’est tout réfléchi. Melanie est morte. Mais je ne peux pas, Jeb… je ne peux… (Jared ne pouvait finir sa phrase.)

Dis-lui.

Et signer mon arrêt de mort ?

— Tu y penseras plus tard, lui a répondu Jeb. Peut-être qu’une solution t’apparaîtra. Donne-toi du temps.

— Que va-t-on faire du mille-pattes ? On ne peut le surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Jeb a secoué la tête.

— C’est pourtant précisément ce qu’on va faire, pour un temps du moins. La situation finira par se calmer. Même Kyle ne peut alimenter une rage meurtrière pendant des semaines entières.

— Des semaines ? On va jouer les gardes-chiourmes pendant des semaines ? Nous avons d’autres choses à…

— Je sais, a soupiré Jeb. Je vais y réfléchir.

— Et ça ne réglera pas tout. (Jared m’a regardée de nouveau ; une veine battait en travers de son front.) Où allons-nous la garder ? On n’a pas de cellules.

Jeb m’a souri.

— Tu ne vas pas nous poser de problèmes, n’est-ce pas ?

Je l’ai regardé fixement.

— Jeb ! a grommelé Jared, agacé.

— Ne te fais pas de souci pour elle. Primo, on la surveillera du coin de l’œil. Secundo, elle ne pourra jamais trouver la sortie. Elle tournerait en rond et finirait par tomber sur quelqu’un. Ce qui nous conduit au troisième point : elle n’est pas aussi stupide. (Il a soulevé les sourcils d’un air interrogateur.) Ce serait trop bête de tomber sur Kyle ou les autres, n’est-ce pas ? Je doute qu’ils apprécient ta compagnie.

Je continuais à regarder Jeb sans rien dire, inquiète du ton détaché de cette conversation.

— Tu ne devrais pas lui parler comme ça, a marmonné Jared.

— De mon temps, on était polis avec les gens, gamin. Cela m’est resté. (Jeb a posé sa main sur le bras de Jared et l’a tapoté doucement.) Tu as eu une nuit difficile. Je vais prendre le quart. Va dormir un peu.

Jared a semblé sur le point de protester, mais il m’a regardée de nouveau et son expression s’est durcie.

— Comme tu veux, Jeb. Et je… je ne veux pas avoir la responsabilité de ce sale parasite. Tue-le si tu juges que c’est le mieux.

J’ai tressailli.

Jared, d’un air mauvais, a tourné les talons et s’est éloigné dans la même direction que les autres. Jeb l’a regardé partir. Pendant qu’il avait le dos tourné, j’en ai profité pour rentrer dans mon trou.

J’ai entendu Jeb s’asseoir à côté de l’ouverture. Il a soupiré, s’est étiré, a fait craquer ses doigts. Au bout de quelques instants, il sifflotait.

Je me suis pelotonnée, les jambes repliées sous moi, contre le mur du fond. Des frissons descendaient de ma nuque et irradiaient dans toute ma colonne vertébrale. Mes mains tremblaient. Mes dents claquaient. Je grelottais malgré la chaleur.

— Tu ferais mieux de dormir aussi, a dit Jeb. (À qui s’adressait-il ? À moi ? À lui-même ? Ce n’était pas très clair.) Demain s’annonce une rude journée.

Les frissons ont passé, au bout d’une demi-heure peut-être. J’étais épuisée. J’ai suivi le conseil de Jeb. Même si le sol était toujours aussi inconfortable, je me suis endormie en un instant.

 

 

C’est l’odeur de nourriture qui m’a réveillée. Cette fois j’étais hagarde et désorientée quand j’ai ouvert les yeux. Une bouffée de panique m’a traversée avant que je ne recouvre tout à fait mes esprits.

Le même plateau de fortune était posé à côté de moi, avec le même repas. Jeb était là, visible dans l’ouverture. Il était assis devant le trou, de profil, et regardait droit devant lui, le long du couloir, en sifflotant doucement.

Poussée par la pépie, j’ai pris la bouteille d’eau.

— Bonjour ! a lancé Jeb en me faisant un signe de tête.

Je me suis figée, la bouteille à la main, jusqu’à ce qu’il se détourne et recommence à siffloter.

Parce que j’étais un peu moins assoiffée que la première fois, j’ai senti l’arrière-goût désagréable de l’eau. C’était la même saveur acide qui imprégnait l’air, mais en un peu plus fort. Cela restait sur la langue, immanquable.

J’ai mangé rapidement, en commençant cette fois par la soupe. Mon estomac a mieux réagi, sans récriminations. Il a à peine gargouillé.

Mon corps avait d’autres besoins, maintenant que les vitaux avaient été satisfaits. J’ai jeté un regard circulaire dans mon trou noir. Je n’avais pas beaucoup d’options. Mais j’avais trop peur d’ouvrir la bouche et de demander la moindre chose, même à Jeb, mon défenseur.

Je me balançais d’avant en arrière, ne sachant que faire. Mes hanches étaient meurtries par la forme incurvée du sol.

— Hum…, a lâché Jeb.

Il me regardait de nouveau, son visage plus sombre que de coutume derrière sa barbe blanche.

— Ça fait longtemps que tu es coincée là. Tu as envie de sortir ?

J’ai hoché la tête.

— J’irais bien me dégourdir les jambes, moi aussi ! a-t-il lancé gaiement. (Il s’est levé avec une agilité surprenante.)

J’ai rampé jusqu’à l’orée du trou et je l’ai regardé avec méfiance.

— Je vais te montrer notre coin toilette, a-t-il poursuivi. Il faut que tu saches que nous allons devoir traverser la… grande place – enfin, ce qui en fait office. N’aie pas peur. Je pense que tout le monde a reçu le message cinq sur cinq. (D’un geste réflexe, il a caressé la crosse de son fusil.)

J’ai voulu déglutir. Ma vessie était prête à exploser, impossible de l’oublier. Mais traverser une foule qui rêvait de me tuer… Ne pouvait-il pas m’apporter un seau ?

Il a vu la peur dans mes yeux, mon mouvement de recul… et ses lèvres ont dessiné une moue dubitative. Puis il a tourné les talons et a commencé à s’éloigner dans le tunnel.

— Suis-moi ! a-t-il lancé, sans se retourner pour s’assurer que j’obéissais.

L’idée que Kyle puisse me trouver seule m’a décidée. Dans la seconde, je m’extirpais du trou et courais derrière Jeb, toute chancelante sur mes jambes engourdies. C’était à la fois une joie et une souffrance de pouvoir me tenir debout ; la douleur était grande, mais le soulagement plus grand encore.

Je l’avais presque rattrapé lorsque nous avons atteint le bout du couloir ; les ténèbres nimbaient l’ouverture ovale du boyau. J’ai hésité en regardant par-dessus mon épaule la petite lampe bleue posée devant mon trou. C’était la seule lumière. Étais-je censée la prendre avec moi ?

Jeb a remarqué mon hésitation et s’est tourné vers moi. J’ai désigné la lampe du menton.

— Aucune importance. Je connais le chemin. (Il a tendu sa main libre.) Viens, je vais te guider.

J’ai regardé cette main offerte un long moment, guère rassurée, mais les appels de ma vessie étaient trop pressants. J’ai glissé lentement ma main dans sa paume, osant à peine la toucher, comme s’il s’agissait d’un serpent.

Jeb m’a conduite à travers l’obscurité avec assurance. Le long tunnel décrivait ensuite une série de virages serrés. J’ai perdu tout sens de l’orientation. Au moment où nous abordions une autre épingle à cheveux, j’ai su que nous avions tourné en rond. Jeb l’avait fait sciemment ; voilà pourquoi il n’avait pas pris la lampe. Il ne voulait pas que je me repère dans ce labyrinthe.

Comment Jeb avait-il trouvé cet endroit ? Comment l’avait-il aménagé ? Comment les autres étaient-ils arrivés ici ? Tant de questions me taraudaient l’esprit ; mais je me gardais bien de les poser. Le silence était pour l’heure la meilleure option. Qu’espérais-je au juste ? Vivre quelques jours de plus ? Ne plus souffrir ? C’était à peu près tout. Il restait une évidence : je ne voulais pas mourir, comme je l’avais dit à Melanie ; mon instinct de survie était désormais aussi développé que celui d’un humain moyen.

Nous avons pris un autre virage et enfin une lueur nous est apparue. Devant, une grande crevasse dessinait un trait de lumière filtrant de la salle de l’autre côté. Ce n’était pas une lampe artificielle. La lumière était trop blanche, trop pure.

Nous ne pouvions entrer côte à côte dans la fissure. Jeb s’est faufilé le premier. Je lui ai emboîté le pas. Une fois passée de l’autre côté, en pleine lumière, j’ai lâché la main de Jeb. Il n’a pas réagi. Il s’est contenté de tenir alors son fusil à deux mains.

Nous nous trouvions dans un petit tunnel. Le jour tombait d’une ouverture en arche. Les parois étaient faites de la même roche pourpre, vérolée de trous.

J’entendais des voix. Elles roulaient dans des fréquences basses, plus calmes que lors de mon arrivée dans cette communauté. Personne ne s’attendait à nous voir aujourd’hui. Je n’osais imaginer la réaction de ces gens lorsqu’ils m’apercevraient à côté de Jeb. J’avais les paumes moites ; l’air s’est fait soudain rare. Je me suis rapprochée le plus possible de mon protecteur, sans pour autant le toucher.

— Du calme, m’a-t-il murmuré sans se retourner. Ils ont autant peur que toi.

J’en doutais fortement. Même si c’était la vérité, la peur se muait toujours en haine et violence chez les humains.

— Je ne laisserai personne te faire du mal, a marmonné Jeb en passant sous l’arche. De toute façon, il faudra bien qu’ils s’y fassent.

Je brûlais de lui demander des éclaircissements, mais il a franchi le seuil. J’ai suivi le mouvement, comme une ombre, en restant cachée dans son dos. Trébucher et me retrouver seule en arrière me terrifiait plus encore que d’entrer dans cette salle bondée.

Un grand silence a salué notre arrivée.

Nous étions dans la caverne principale – gigantesque, lumineuse – par laquelle j’étais arrivée. Quand était-ce, au fait ? Il y a un jour ? Deux jours ? Une éternité ? Le plafond était aveuglant. Je ne savais toujours pas comment il était éclairé. Les murs étaient percés de nombreuses ouvertures donnant accès à d’autres tunnels. Certaines étaient énormes, d’autres pas plus larges qu’un humain ; c’étaient, à l’origine, des passages naturels, dont quelques-uns avaient été élargis à coups de pioche.

Des gens nous observaient du tréfonds de ces antres, mais le gros des troupes se tenait sur l’esplanade, tous pétrifiés par notre apparition. Une femme est restée pliée en deux, figée en plein mouvement, alors qu’elle était en train de relacer ses chaussures. Un homme se tenait immobile, bras en l’air, alors qu’il expliquait quelque chose à ses compagnons. Un autre chancelait, sur un pied, s’étant statufié trop brusquement. Son pied est retombé lourdement par terre pour éviter la chute imminente. Cela a été le seul son audible dans toute la caverne. L’impact s’est perdu en échos sur les hautes parois.

 

Je me sentais rassurée par la présence du fusil dans les mains de Jeb, même si c’était une réaction contre nature pour moi. Sans cette arme, c’en aurait été fini de moi. Ces humains n’auraient pas hésité à s’en prendre à Jeb s’ils avaient été certains de pouvoir me régler mon compte. Une attaque en masse, toutefois, restait possible. Le fusil n’était pas un gage de sécurité infaillible. Jeb ne pouvait abattre qu’un seul assaillant à la fois.

Cette image était si sinistre que je l’ai chassée de mon esprit. J’ai reporté mon attention sur la situation présente qui n’était guère de bon augure.

Jeb s’était immobilisé, le fusil sur la hanche, le canon pointé en l’air. Il regardait tout le monde, tour à tour. Ils étaient une quinzaine. La revue de détail n’a pas duré très longtemps. Lorsqu’il a été satisfait de ce qu’il voyait, il s’est dirigé vers le côté gauche de la grotte. Le sang battant dans mes tempes, je l’ai suivi comme une ombre.

Il n’a pas traversé la caverne mais a longé la paroi courbe. Pourquoi cette circonvolution ? Puis j’ai aperçu un grand cercle noir au milieu de la salle. Personne ne marchait dessus. J’étais bien trop effrayée pour me poser d’autres questions – je n’ai pas même cherché à comprendre.

Il y a eu des mouvements pendant que nous faisions le tour de la salle. La femme aux lacets s’est redressée, l’homme, arrêté en plein geste, a baissé les bras. Tous les regards étaient rivés sur nous, tous les visages livides de rage. Par bonheur, personne ne s’est approché, personne n’a dit un mot. Kyle et les deux autres avaient dû raconter leur altercation avec Jeb…

J’ai reconnu Sharon et Maggie dans le groupe ; elles me scrutaient depuis une niche. Leur expression était impénétrable, leurs yeux comme deux morceaux de glace. Ce n’est pas moi qu’elle regardaient, en fait, mais Jeb. Le vieil homme les a ignorées.

La traversée de la salle m’a paru durer une éternité. Jeb se dirigeait vers une ouverture assez grande qui dessinait un rond noir dans la paroi. Même si les regards des autres me picotaient le dos, la nuque, je n’osais me retourner. Les humains étaient toujours silencieux, immobiles, mais ils pouvaient décider de nous suivre. J’ai été soulagée de sentir les ténèbres se refermer sur moi. Jeb m’a pris par le coude pour me guider et, cette fois, je n’ai pas tressailli à son contact. Derrière nous, le silence a continué de régner dans la grande caverne.

— Ça s’est mieux passé que je ne le prévoyais, a murmuré Jeb pendant qu’il m’indiquait le chemin. (Ces paroles m’ont surprise. Heureusement que je n’avais pas eu conscience de ses doutes !)

Le sol s’est incliné sous mes pieds. En contrebas, une faible lueur perçait l’obscurité.

— Je suis certain que tu n’as jamais vu un endroit pareil. (Le ton de Jeb se faisait plus assuré, plus liant.) Cela t’en bouche un coin, pas vrai ?

Il a marqué une petite pause pour me laisser le temps, éventuellement, de répondre. Devant mon mutisme, il a repris sa marche.

— J’ai trouvé cet endroit dans les années soixante-dix. Enfin, c’est plutôt lui qui m’a trouvé ! Je suis passé au travers du toit de la grande salle… J’aurais dû y rester après une telle chute, mais je suis un dur à cuire. Il m’a fallu un bon moment avant de pouvoir trouver une sortie. J’avais si faim que j’aurais pu manger des cailloux.

« J’étais le seul à être encore là sur le ranch. Je ne pouvais montrer ma trouvaille à personne. J’en ai exploré chaque recoin, chaque boyau et j’ai entrevu toutes les possibilités du lieu. C’était un endroit qui pouvait se révéler précieux, au cas où… Nous sommes comme ça, les Stryder. Prévoyants.

On a traversé la faible lumière qui tombait d’un trou large comme le poing percé au plafond, et qui projetait un cercle blanc sur le sol. Plus loin, il y en avait un autre.

— Tu te demandes sûrement comment ces grottes se sont formées. (Il y a eu un autre silence, plus court que le premier.) En tout cas, moi, je me suis posé la question. J’ai fait quelques recherches. Nous sommes dans une ancienne cheminée volcanique, tu y crois ? Un ancien volcan ! Toujours en activité d’ailleurs, comme tu vas t’en rendre compte. Toutes ces cavités, tous ces trous ont été générés par des bulles de gaz qui se sont retrouvées prisonnières du magma. J’y ai fait quelques aménagements au cours des vingt dernières années. Certains ont été faciles – juste un peu d’huile de coude pour relier des salles. D’autres ont nécessité plus d’imagination. Tu as vu le plafond lumineux dans la grande caverne ? Cela m’a pris des années pour l’aménager.

Je brûlais de savoir comment il s’y était pris, mais je n’osais toujours pas parler. Le silence était bien plus sûr.

La pente du sol s’est accentuée. On avait taillé des marches, grossières, mais sûres. Jeb m’y a entraînée avec assurance. Plus on s’enfonçait sous terre, plus la chaleur et l’humidité augmentaient.

Je me suis raidie quand j’ai entendu des voix, devant nous cette fois. Jeb m’a tapoté la main pour me rassurer.

— Tu vas aimer cet endroit, c’est la pièce favorite de tout le monde.

D’une arche monumentale nous sont parvenus des miroitements de lumière ; une lumière aussi blanche et pure que dans la grande place, mais curieusement dansante. Comme tous les mystères que renfermait cet antre de roche, ce chatoiement improbable m’a inquiétée.

— Nous y sommes ! a lancé Jeb avec enthousiasme en me faisant franchir le seuil. Alors ? Ça te plaît ?

Les ames vagabondes
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